Dans les tranchées, avec les soldats ukrainiens qui combattent à Bakhmout

La journaliste Anastasia Jouk recueille des témoignages bruts de soldats engagés dans le Donbass ukrainien, près de Bakhmout, où se déroulent de violents combats.

Traduit de l’ukrainien par Adrien Beauduin.

Marïnka, Avdiïvka, Vouhledar, Kreminna et Bakhmout ne sont qu’un ensemble de noms de villes qu’on ne garde pas longtemps en tête. Cette guerre semble lointaine. De Paris au point le plus sanglant de la guerre russo-ukrainienne, la ville de Bakhmout, il y a environ 3 000 kilomètres et une trentaine d’heures de voiture. Maintenant, je vais essayer de vous rapprocher de cette guerre.

Mais d’abord, rendons-nous dans une autre ville ukrainienne – Dnipro, qui porte le nom du plus long fleuve d’Ukraine. Environ un million de personnes vivent ici, et la ligne de front ne se trouve qu’à 260 kilomètres. Dnipro a servi de base arrière à l’Ukraine non seulement pendant les dix mois de cette guerre russo-ukrainienne, mais aussi pendant les neuf années où la Russie a mené une guerre hybride contre l’Ukraine dans les régions de Donetsk et de Louhansk. Et les soldats ukrainiens blessés sont amenés ici depuis le front depuis presque une décennie. ‘Suédois’ a également été amené ici.

« Je ne sens plus quatre doigts de ma main », dit ‘Suédois’. Les médecins de Dnipro ont mis plusieurs heures à retirer de son corps des fragments d’obus qui ont endommagé son bras et ses deux jambes. « Je ne sais pas encore quand je pourrai retourner au front, les médecins disent que la récupération va durer deux ou trois mois, et qu’ensuite il y aura la rééducation. »

Illustration : Ophélie Paris

Dans la vie civile, ‘Suédois’ s’appelle Vadym Chevtsov. Il n’a que vingt-cinq ans. Avant la guerre, il travaillait comme manager à Kyïv. Il a participé à la reprise de territoires dans la région de Kyïv, puis dans la partie nord-est de l’Ukraine, la région de Kharkiv, où il a été blessé à plusieurs reprises. Mais sa blessure la plus grave, il l’a subie à Bakhmout. Il nous raconte comment :

« Un char russe a commencé à nous prendre pour cible. Il a tiré deux-trois fois à côté de nous. Après ça, j’ai dit à mon camarade : ‘Partons, parce qu’on va être détruits ici et maintenant’ ». Puis les gars se sont réfugiés dans l’abri que leurs camarades avaient réussi à creuser quelques heures auparavant, mais qu’ils n’avaient pas eu le temps de renforcer avec des planches de bois et de la terre. Les têtes n’étaient protégées que par une fine couche de toile cirée. Le char a tiré cinq ou six nouveaux coups. Le suivant, le septième, a touché le mur droit de l’abri où les gars étaient assis… et toute la vague explosive du projectile a recouvert ceux qui étaient assis au milieu.

« Et puis… c’était comme si j’étais dans l’espace. J’étais tordu… on aurait dit que quelqu’un était venu par derrière et m’avait enlevé mon casque. C’était comme une lumière au bout du tunnel… tu t’en rapproches petit à petit et à la dernière seconde une voix te dit : « Non, c’est trop tôt pour toi ! » Tu ouvres les yeux et tu vois que l’abri est complètement démoli. Au milieu, il y a des débris en feu et on entend les cris. » La terre le recouvrait jusqu’à la taille, ses oreilles bourdonnaient tellement qu’il ne pouvait rien entendre, comprendre ou ressentir. « Je pensais que j’allais mourir. Je ne sentais plus mes bras et mes jambes. Mon frère d’armes ‘Pykh’ s’approche et commence à me tirer un peu. A ce moment-là, j’essaie de serrer sa main d’une main – il reste un peu de force… J’essaie de bouger mes jambes, mais rien ne fonctionne, car j’ai été vraiment enseveli. »

‘Suédois’ ne pouvait pas demander à ses camarades de lui venir en aide par talkie-walkie, car les Russes avaient installé des brouilleurs.

Ce camarade a extrait Vadym du sol, puis a commencé à prodiguer les premiers soins à un autre blessé surnommé ‘Serj’. « J’ai enlevé mon gilet pare-balles. J’ai appliqué un pansement compressif sur le blessé et lui ai dit : ‘Maintenant je vais aller à la position de nos gars, vous êtes dans un état très grave, vous devez être évacué d’urgence.’ » ‘Suédois’ ne pouvait pas demander à ses camarades de lui venir en aide par talkie-walkie, car les Russes avaient installé des brouilleurs et les talkies-walkies ne fonctionnaient pas. Même s’ils avaient fonctionné, personne n’aurait pu, car un drone équipé d’une caméra thermique survolait la position – on pouvait y voir n’importe qui sans problème. Le char russe a continué ses tirs encore et encore… et ‘Suédois’ est allé chercher de l’aide.

« Le temps que j’atteigne la position, j’ai perdu conscience quatre fois. Et puis je me suis relevé encore et encore. » Vadym a atteint le centre de la position et a vu un petit îlot de lumière. C’était ‘Kep’ qui lui envoyait un signal. « Et avec mes dernières forces, je crie : « Au secours ! Au secours ! » – et je tombe… » Alors que Vadim raconte, je m’imagine une superproduction hollywoodienne. Mais non. C’est la réalité qu’il a dû vivre. « J’entends ‘Kep’ qui crie et me demande de me lever, car personne ne peut me ramasser. C’est un risque énorme. Un tank russe est en action. Je ne vois presque rien, dans ma tête tout tourne, ‘Kep’ continue de m’appeler vers lui. » Tout s’est passé très vite. ‘Suédois’, blessé à la jambe et à la main et presque aveugle, a réussi à rejoindre ses camarades et a immédiatement perdu à nouveau connaissance dès qu’il a atteint un endroit relativement sûr…

Bakhmout. Le sang durci

« Il a été emmené avec difficulté, avec cinq ou six voitures. La première, une Ford, s’est embourbée. Puis ‘Suédois’ a été mis – en position assise (!) – sur un quad. Pendant le transport, ils ont été visés par tout ce que les Russes avaient », témoigne ‘Blanc’. Dmytro Beliak, dans la vie civile, est le commandant d’un point d’appui de peloton. Ou pour faire simple, le commandant du poste. Et il est l’un de ceux à qui ‘Suédois’ doit la vie.

« Que signifie ‘combattre à Bakhmout’ ? s’interroge-t-il ? C’est avoir un moral d’acier et ne pas demander à rentrer chez soi. C’est voir nos frères d’armes saigner et manger à côté de mares de sang. C’est aller délibérément prendre la relève de gars qui ne sont plus là, en sachant que peut-être tu seras le prochain. C’est beaucoup de fatigue. Quand tu tombes de fatigue, l’instinct de survie se relâche, mais tu vas juste au but et tu fais ton travail. »

Dans les yeux de Dmytro, on lit la fatigue mais aussi une petite flamme de soif de vie, pour lui et pour ses subordonnés, dont beaucoup sont devenus plus que des voisins de tranchée, des amis. « Tu ne te baisses même plus quand une frappe approche, voilà ce que c’est se battre à Bakhmout », dit Dmytro. « Les Russes sont à 5 mètres de nous, à 20 mètres de nous, et derrière, et même entre nous. Ils viennent et coupent certaines de nos lignes de communication entre les unités, donc nous devons être très prudents tout le temps. »

Photo : Anastasia Jouk

Les Russes opèrent avec la méthode de la ‘flèche’ : ils prennent d’assaut les positions qui se trouvent entre deux unités spécifiques. Cela est fait dans le but de compliquer le processus de communication des militaires ukrainiens. L’autre jour, les camarades de ‘Blanc’ ont repris une position russe. Mais un soldat russe s’est détaché de son unité. Il s’est caché sous un char que les militaires ukrainiens avaient fait exploser. Et quand le brouillard est arrivé, il a essayé de rejoindre son unité. Il n’a pas pu aller bien loin. En chemin, il est tombé sur des soldats ukrainiens. Il y a eu un combat, il a été abattu.

« Au début, nous avions en face les Russes de la compagnie de mercenaires privée ‘Wagner’ et maintenant nous avons les habitants de Louhansk mobilisés illégalement par la Russie. »

Le commandement russe ne délivre même pas de jetons militaires à ses soldats. Sur son corps, ainsi que sur celui d’autres militaires russes tombés au combat, les militaires ukrainiens n’ont vu ni insigne de l’armée russe, ni numéro de l’unité militaire, ni informations permettant d’identifier le soldat. [NDLR : les familles des soldats russes morts ont droit à des compensations financières, mais l’État russe semble tenter d’éviter de payer en préférant déclarer les soldats ‘disparus’ et en rendant difficile l’identification des cadavres]

« Nous avons fait prisonniers huit Russes », raconte ‘Kep’, celui qui a mené ‘Suédois’ jusqu’à sa position avec la lumière de son téléphone. « Au début, nous avions en face les Russes de la compagnie de mercenaires privée ‘Wagner’ et maintenant nous avons les habitants de Louhansk mobilisés illégalement par la Russie. »

Les combattants de la compagnie de mercenaires privée ‘Wagner’ ne peuvent même pas être qualifiés de militaires, car ce sont d’anciens prisonniers, envoyés à l’abattoir par le commandement russe pour mourir ici, sur le sol ukrainien. Et les autres – ceux mobilisés illégalement depuis la région de Louhansk – sont des résidents de l’Ukraine. Il y a huit ans déjà, la Russie a soutenu les séparatistes pro-russes, leur a fourni beaucoup de matériel militaire et a ainsi déclenché une guerre hybride dans l’est de l’Ukraine. Et maintenant, elle envoie au combat les Ukrainiens qui sont restés dans les territoires temporairement occupés de la région de Donetsk.

« Nous nous défendons et nous avançons quand même. Nous prenons des positions plus avantageuses. Une telle offensive rampante met hors d’état de nuire les Russes en les plaçant dans des positions défavorables afin de sauver la vie de nos gars », assure ‘Blanc’. La division où servent ‘Suédois’ et ‘Blanc’ a tué un des commandants russes. Ils l’ont appris en interceptant leur radio. Le jour-même, les Russes ont tiré 54 obus et 39 la nuit suivante. Blessant ‘Suédois’ et ‘Serj’ et tuant deux autres soldats.

« Les contre-attaques ont un coût très élevé. Des gars meurent, certains que tu connais depuis deux ou trois jours. Et c’est encore plus difficile quand ils ne peuvent pas emporter le corps du défunt. Ils sont transportés après plusieurs jours ou même une semaine, quand l’opportunité se présente » dit ‘Blanc’, en marquant de longues pauses. Peu à peu, sa voix commence à s’érailler et je comprends combien il lui est difficile de me dire cela. Un vent glacial enveloppe la tranchée. « Il n’y a pas d’êtres chers à embrasser dans les tranchées, mais ce serait dangereux de les faire venir ici, plaisante Dmytro, à part ça, nous avons tout… »

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Anastasia Jouk

Journaliste.