Plus de 80 000 « bébés de la guerre » sont nés en Ukraine depuis le 24 février, dans des conditions difficiles qui risquent d’affecter durablement leur santé.
KHARKIV, UKRAINE – Myron n’a beau avoir vécu que 21 jours, il a déjà sauvé une vie. C’est en tout cas ce que ses parents, Katya Soskova et Denis Soskov aiment à penser. Dans la clinique prénatale de Kharkiv, la deuxième ville d’Ukraine encore pilonnée de missiles et roquettes par l’armée russe, Denis, le jeune papa en survêtement fait les cent pas, stressé. Un sourire se dessine sur son visage fatigué quand il parle de son fils, allaité par sa mère dans une des chambres de cet hôpital à l’allure soviétique. Quand Le Courrier le visite début mai, les Russes sont encore aux portes de la ville et dans ce quartier nord de Saltivka lancent quotidiennement une pluie d’obus meurtriers.
Bombes à sous-munitions
Au début de la guerre qui a surpris les 1,5 million d’habitants de cette ville russophone à 30 kilomètres de la frontière, Katya est déjà à sept mois et demi de grossesse. Le couple de trentenaires se réfugie alors trois semaines chez de la famille à la campagne, mais repart à Kharkiv dans un moment de calme. En avril, trop tard pour partir, nulle part où aller : Katya et Denis restent dans leur appartement malgré les bombardements incessants. Le 15 avril, elle perd les eaux et les futurs parents rejoignent la maternité à 11 heures. « On a donné naissance à notre petit garçon à 16h05. A 16h40, mes amis m’appellent pour me dire qu’une bombe est tombée chez nous. Une bombe cargo à sous-munitions. Quatre voitures brûlées. Un impact au 9ème et un au 7ème étage », détaille-t-il la voix saccadée, encore traumatisé.
Ce type d’armes – une bombe lâchant parfois des centaines d’explosifs de façon indiscriminée – est interdite et l’utiliser contre des infrastructures civiles constitue un crime de guerre. Amnesty International a pu retracer l’origine du tir russe, qui a tué neuf civils et blessés 35 autres, dont plusieurs enfants. Chez les Soskovs, les fenêtres ont explosé, le frigo transpercé par un éclat alors que la famille était à la maternité. Les deux parents ont appelé l’enfant qui les a sauvés Myron, « au nom de la paix » (« Myr » en russe et en ukrainien). Selon le directeur du service médical de l’administration militaire régionale de Kharkiv, cité par Amnesty dans son rapport, 606 civils ont été tués et 1 248 autres ont été blessés dans la région.
Au rez-de-chaussée de la maternité, des sacs de sable bloquent les fenêtres de cette clinique construite dans les années 1980. « Le premier centre périnatal d’Ukraine », lance avec fierté le médecin Serhiy Karavaï. Le centre réalise des opérations gynécologiques, suit des grossesses complexes et propose même un dispositif de réanimation pour les bébés prématurés et les jeunes enfants. « On développait la clinique on apportait constamment des améliorations, des investissements… jusqu’au 24 février », se désole ce chef du service de gynécologie opératoire et d’endoscopie, inquiet. « La guerre augmente le stress chez les mères », s’émeut le médecin de 46 ans.
265 000 ukrainiennes enceintes
Selon le Fonds des Nations Unies pour la population, l’agence spécialisée sur la santé sexuelle et reproductive de l’organisation internationale, près de 265 000 femmes ukrainiennes étaient enceintes quand la guerre a éclaté. Environ 80 000 ont dû accoucher pendant les trois premiers mois du conflit, parfois dans le métro ou dans des caves humides où elles s’étaient réfugiées des bombardements, ou bien en exil.
S’il n’existe pas encore de données sur le sujet, certains médecins ukrainiens rapportent un nombre accru de naissances prématurées. Un bébé né avant huit mois et demi de grossesse a plus de risques de développer des complications respiratoires, neurologiques ou digestives. « On s’occupe de beaucoup moins de naissances, mais hier encore, on a eu un prématuré », raconte Serhiy Karavaï, qui précise que beaucoup de femmes enceintes ont quitté la ville en février et début mars.
« Nous savons que le stress peut avoir un impact sur la capacité d’une mère à allaiter, que ce soit en raison de changements hormonaux ou d’un manque de confiance », abonde Morgan MacDonald, spécialiste de Save The Children. La guerre apportant un stress accru, certaines femmes ne peuvent pas produire de lait. Le stress « peut également empêcher les mères de reconnaître et de répondre aux besoins de leurs enfants », alerte ce conseiller en santé mentale et soutien psychosocial à l’unité de santé d’urgence dans un communiqué de l’ONG britannique.
Serhiy déambule dans sa clinique avec un calme déconcertant. « Travailler sous les bombardements, ce n’est pas commun, mais on a plus peur, on s’est habitué », souffle-t-il, alors que des explosions résonnent en fond. Saltivka, le quartier où se trouve la maternité, souffre le plus des combats. De 30 à 50% des 400.000 habitants de la zone ont quitté la ville selon les autorités, dont la plupart des femmes enceintes. De plusieurs accouchements par jour, le personnel soignant aide désormais à mettre au monde seulement une poignée de nouveau-nés chaque semaine. « En ce moment, c’est plutôt calme, les patients descendent encore au sous-sol si c’est trop fort et ils y passent les nuits », rapporte Serhiy Karavaï, qui tente d’accueillir les visiteurs le plus possible en ambulatoire. Sur 200 lits, seuls six sont occupés. Le médecin garde en tête que pour les Russes, même un hôpital peut être une cible.
Dehors, en face du bâtiment principal, le dernier étage de la division pédiatrique en témoigne. Toutes les fenêtres ont été soufflées par une frappe le 17 avril. L’hôpital vient tout juste de rouvrir ses portes après deux semaines où les combats étaient intenses et les frappes proches. Après avoir donné naissance à leur fils, Denis et Katya devaient rester à la clinique en observation pendant encore quatre jours. Le 17 avril, le jeune papa aperçoit des flashs de lumières aux fenêtres. « On nous bombardait », se souvient-il. Avec le personnel, les six autres jeunes mamans de l’institution et plusieurs nouveau-nés, ils vont se réfugier au sous-sol. Seul le bâtiment pour enfants, vide à ce moment-là, sera endommagé par la frappe. « Heureusement, seulement l’étage technique a été détruit », observe Serhiy.
Près de 700 institutions médicales endommagées
Ce n’est pas la première fois que des infrastructures médicales sont touchées par des frappes russes. Selon le ministère de la santé ukrainien, au moins 672 d’entre elles ont été endommagées dans le pays, dont 115 non-réparables.
Les deux tiers des 7,5 millions d’enfants ukrainiens ont dû fuir leur domicile, à l’étranger pour deux millions d’entre eux. A Kharkiv, certains jeunes parents décident de rester avec les nouveau-nés, « pour s’occuper de parents âgés, par manque de ressources ou parfois pour des raisons personnelles », précise Serhiy. Myron lui aussi restera dans sa ville de naissance pour le moment. Denis a perdu son travail dans la construction et n’a ni les ressources pour trouver un logement ailleurs dans le pays, ni de la famille qui pourrait les accueillir. Désormais, les bombardements n’occupent plus l’attention de Denis, seuls les cris de son fils importent, raconte le jeune papa, un sourire aux lèvres. « Tout le stress qu’on avait quand on attendait en silence en pensant qu’on allait être bombardé, maintenant on le tourne vers notre enfant », raconte Denis. « Maintenant, on ne pense qu’à lui. »
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.